Un concile pour rien ? Vatican II et nous
Vatican II : un concile pour rien?
Par Jacques Vermeylen
En cette année du cinquantenaire de l’ouverture de Vatican II (11 octobre 1962), les publications et les manifestations se multiplient. De l’Opus Dei aux 400 prêtres autrichiens contestataires, de Mgr Gaillot au pape Benoît XVI, tous se réclament du Concile et de sa juste interprétation. Seuls, les intégristes disciples de Mgr Lefebvre font exception. Cette unanimité touchante recouvre bien des désaccords, et en réalité chacun fait donc dire à Vatican II ce qu’il souhaite entendre.
Vatican II sera célébré en grande pompe, et c’est très bien. Les acteurs encore vivants témoigneront de leur expérience des années 1962-1965. Les historiens reconstitueront l’événement. Évêques et théologiens gloseront avec abondance sur les documents conciliaires, proposant chacun son interprétation. Tous diront sans doute l’importance et l’intérêt de cet événement prodigieux. Certains ajouteront que le Concile n’a pas tenu ses promesses, que ce fut un immense show sans lendemain. Ils diront leur frustration de voir les réformes attendues dans une série de domaines (décentralisation du pouvoir, place des femmes, ministères…) bloquées depuis cinquante ans. D’autres seront surtout soucieux de limiter autant qu’ils le peuvent la portée réformatrice de Vatican II.
Ne restons pas enfermés dans le passé. Ne cultivons ni la nostalgie ni l’amertume. Vatican II est un événement historique, qui appartient à une époque bien différente de la nôtre, mais c’est aujourd’hui que nous avons à vivre, et c’est demain que nous construisons, pour le meilleur ou pour le pire. La mémoire n’est pas intéressante pour elle-même, mais pour ce que nous en faisons. Je me pose dès lors deux questions : qu’est-ce que Vatican II a changé au catholicisme ? quels fruits sommes-nous en droit d’en attendre encore ?
Comment Vatican II a transformé le catholicisme
Quand Jean XXIII convoque un nouveau concile, le 25 janvier 1959, personne n’a la moindre idée de ce qui va se passer. Les textes préparatoires, rédigés sous les auspices de la Curie romaine, reprennent les doctrines les plus traditionnelles du catholicisme, y compris dans ses polémiques contre le protestantisme et l’évolution du monde moderne. Dès la première session (octobre-décembre 1962), cependant, le dynamisme des travaux conciliaires surprend tous les observateurs ; il provoque une vague d’enthousiasme sans précédent… et aussi bien des conflits. C’est l’émergence au grand jour de mouvements qui travaillent le catholicisme, surtout en Europe, depuis deux ou trois générations : redécouverte des trésors de la Bible et des Pères de l’Église, et donc d’un autre langage, d’une autre vision du monde et de l’Église ; mouvement de renouveau liturgique ; contacts œcuméniques ; responsabilisation de milliers de laïcs à travers l’Action Catholique ; aspiration à une relation positive avec la société qui évolue. Le Concile n’a pas inventé des doctrines nouvelles, mais il a renoué avec la Tradition la plus vénérable et il a fait reconnaître par l’Église entière ce qui se cherchait à la base, d’une manière plus ou moins discrète. Les transformations du catholicisme depuis les années 1960 ne sont pas toutes imputables au Concile, mais celui-ci a sans aucun doute accéléré un mouvement commencé bien avant lui. Il faut dire qu’en de nombreux domaines on venait de loin ! Dressons donc un petit inventaire non limitatif de ces transformations.
- C’est dans le domaine de la liturgie de la messe, avec le missel de Paul VI (1969), que les « nouveautés » du Concile ont atteint le vaste public. Désormais, la messe est dite en langue vivante, et elle n’est plus celle du prêtre auquel les fidèles « assistent » : c’est l’action de tout un peuple rassemblé, qui écoute la Parole de la Bible en ses deux Testaments, y confronte sa vie et célèbre le Mystère pascal. La dynamique des grandes liturgies de l’Église antique est enfin restaurée. Il était temps !
- Le même travail a été fait pour le rituel des autres sacrements, comme le baptême ou l’onction des malades, qui ont retrouvé leur expressivité des premiers siècles.
- La Bible, avec en particulier les évangiles, a été réintégrée dans la vie de l’Église, alors qu’elle avait été pendant des siècles éclipsée par les règles juridiques, le dogme et une morale déduite des grands principes.
- Le rapport avec les autres Églises chrétiennes et les grandes religions du monde, notamment le judaïsme, s’est dans l’ensemble décrispé. Les relations sont devenues plus chaleureuses au niveau des autorités, mais aussi à la base.
- Au niveau local, le pouvoir s’exerce en général d’une manière moins autoritaire, moins hiérarchique. Dans les diocèses ou les paroisses, les décisions se prennent avec la participation de différents conseils (à statut consultatif), où siègent prêtres, diacres et laïcs hommes et femmes. Un peu partout, certaines responsabilités autrefois réservées aux prêtres sont exercées aussi par des laïcs, qui reçoivent une formation adaptée.
- Les synodes diocésains s’inscrivent en principe dans la même dynamique.
- Le diaconat permanent a été restauré.
- La manière de vivre la foi chrétienne a évolué notablement, dans le sens d’un engagement plus personnel (et donc plus fragile, plus incertain) et d’une expression dans un langage moins figé.
- L’engagement social, déjà important avant le Concile, a connu de nouveaux développements, dans une perspective de coopération et d’une manière moins paternaliste.
D’une certaine façon, le renouveau charismatique (groupes de prière, communautés) et les « nouveaux mouvements » (Néo-catéchuménat, Légionnaires du Christ, etc.) sont aussi tributaires des évolutions encouragées au Concile par la valorisation du rôle des laïcs et le sens communautaire. Par d’autres aspects, il est vrai, ils se situent dans une perspective très différente, renouant plutôt avec le concile de Trente (1545-1563) et le catholicisme ultramontain du xixe siècle.
Faut-il opposer catholicisme « pré-conciliaire » et catholicisme « conciliaire » ? Benoît XVI refuse cette perspective, privilégiant l’idée d’une réforme dans la continuité à celle d’une rupture… ce que d’ailleurs personne ne conteste. Le concile n’a défini aucune nouvelle doctrine et n’a pas rompu avec le catholicisme qui le précède depuis vingt siècles. Il est pourtant difficile de nier un fort contraste entre un certain style d’Église qui prévalait jusqu’en 1960 environ et les choix de Vatican II, qui renoue avec une Tradition bien plus vénérable et s’ouvre au dialogue avec la société globale après des siècles de méfiance.
Comment Vatican II pourrait encore transformer le catholicisme
Un concile ne se termine pas avec la cérémonie finale : il doit encore être accepté par les communautés chrétiennes du monde entier, entrer dans les mentalités et dans les pratiques. C’est ce qu’on appelle la « réception » du concile. Elle prend du temps, et elle peut n’être que partielle. En ce qui concerne Vatican II, sa réception a été contrariée par deux éléments. Tout d’abord l’interprétation même du Concile a très vite été disputée, et d’autant plus que les textes sont le fruit de compromis entre majorité ouverte au changement et minorité conservatrice. D’autre part, la mise en œuvre pratique des décisions de principe prises par l’assemblée conciliaire a été dans une large mesure confiée à l’administration romaine (la Curie), dont les dicastères les plus importants voulaient freiner toute évolution significative. Les hésitations de Paul VI, la peur de son entourage devant des initiatives se réclamant de Vatican II (« catéchisme hollandais », communautés de base et théologie de la libération), l’effroi provoqué par Mai 68, la résistance bruyante de petits groupes intégristes, la chute des entrées au séminaire et le mariage de nombreux prêtres, mais aussi la sécularisation rapide de la société et bientôt la fin des « golden sixties » : tous ces événements ont profondément changé le climat ecclésial. Humanae vitae (juillet 1968, deux ans seulement après la fin du Concile) marque un tournant symbolique : dès ce moment, resserrer les boulons a la priorité par rapport aux réformes. Sécurité avant tout !
Ce qui précède explique pourquoi « l’esprit de Vatican II » et même les textes de compromis adoptés par l’assemblée n’ont connu jusqu’ici qu’une application partielle ou formelle. Depuis 1965, le monde et l’Église catholique sont affrontés à une longue série de questions nouvelles, que le Concile n’avait pas envisagées. Il n’empêche : une meilleure réception de Vatican II pourrait contribuer à donner à l’Église un visage plus humain, plus moderne, plus évangélique. Encore une fois, procédons à un petit inventaire.
- Avant toute distribution des rôles, le grand document sur l’Église (Lumen Gentium) parlait de celle-ci comme « peuple de Dieu », ce qui fait des baptisés fondamentalement des égaux. Cette conception de l’Église n’a encore reçu aucune traduction dans les institutions ; on pourrait imaginer, comme dans la Communion Anglicane, un sénat où seraient représentés les évêques, les prêtres et les laïcs.
- Dans le même document, il est longuement question de la collégialité épiscopale, assortie, il est vrai, de sérieuses restrictions. Sa mise en œuvre est jusqu’ici minimale : les conférences épiscopales sont consignées dans un rôle de coordination pratique ; quant au synode romain des évêques, convoqué à Rome tous les deux ou trois ans, il n’a en fait aucun pouvoir : il transmet ses recommandations (secrètes !) au pape, qui s’en inspire très librement pour écrire une encyclique. Derrière la question de la collégialité se trouve en fait celle de la centralisation romaine, et celle-ci n’a jamais été aussi effective qu’aujourd’hui. Les épiscopats sont surveillés de près, et leur marge de manœuvre est presque nulle, ce qui signifie que Rome ne leur fait pas confiance. Le visage de l’Église changerait d’une manière significative si l’on créait, comme dans l’Orthodoxie, de grands patriarcats avec une large autonomie dans plusieurs domaines ; cela permettrait au catholicisme de s’adapter bien mieux qu’aujourd’hui aux diverses cultures. Une autre question est celle des nonciatures apostoliques : comme le cardinal Suenens le proposait en 1969, les nonces pourraient être non les surveillants romains des évêques, mais des personnes choisies par les évêques eux-mêmes pour veiller au lien harmonieux avec les autorités romaines. De même, les procédures de nomination des évêques pourraient être moins centralisées et donner plus de poids aux communautés locales. On sait, par exemple, que la nomination de Mgr Léonard comme archevêque de Malines et Bruxelles a été imposée par Rome, alors que la Conférence épiscopale n’en voulait pas.
- L’humanisme généreux et la main tendue au monde moderne de la constitution Gaudium et Spes reflètent un état d’esprit qui s’est assez vite dissipé après 1965. Les documents romains ultérieurs ont, de plus en plus, privilégié les déclarations identitaires et dénoncé les dérives de la culture contemporaine, qualifiée de « culture de mort » amorale, incroyante et relativiste. Il faut cependant signaler aussi l’initiative positive du « Parvis des Gentils », forums de rencontres entre intellectuels catholiques et non-croyants.
- Vatican II a montré au monde une Église en débat, où les partisans de sensibilités diverses s’exprimaient sur des questions de grande importance. Les autorités romaines ont ensuite veillé à verrouiller toute une série de dossiers sensibles (l’ordination de femmes ou la contraception, par exemple), en tranchant les questions d’une manière autoritaire.
Même dans les domaines où le Concile a trouvé des prolongements intéressants, il est possible et sans doute souhaitable de progresser. En œcuménisme, par exemple, Rome a soufflé le chaud et le froid. Sur plusieurs points, on assiste même depuis quelques années à un recul par rapport aux avancées de Vatican II. Depuis 2007, par exemple, Rome encourage la reprise de la messe « de Pie V » (rite traditionaliste en latin) ; les gestes de conciliation se multiplient en direction des intégristes ; l’heure est à la reconquête du terrain perdu (« nouvelle évangélisation »), avec pour fer de lance des groupes de style « néo-rétro ».
Bref, les grandes orientations prises au Concile demandent une mise en œuvre plus cohérente et plus audacieuse. Beaucoup de choses dépendent des autorités supérieures, mais celles-ci ne peuvent rien faire sans les communautés chrétiennes à la base, et celles-ci peuvent prendre plus d’initiatives qu’on ne croit. Qu’attendons-nous pour agir et nous exprimer ?
Rappelons que l’ACi organise une rencontre-débat sur ce sujet le jeudi 22 novembre 2012, de 10 h à 16h30, à la librairie de l’UOPC, av. Demey 14, 1160 Bruxelles. Cette rencontre comprendra des exposés, mais aussi des débats et un temps de célébration liturgique. Pour plus de précisions, voir http://www.aci-org.net/drupal/node/90