DOSSIER: Bonheur et résilience

Les soins palliatifs permettraient-ils la dernière résilience d’une vie ?
Par Pierre GUERRIAT, bénévole
J’ai été invité, comme bénévole au Foyer Saint-François, unité de soins palliatifs du CHU UCL Namur, à répondre à la question qui nous est très souvent posée de savoir si le bonheur est encore possible dans un tel endroit et à un tel moment de la vie. Nos résidents vivraient-ils la « dernière résilience » ?
L’enthousiasme suscité par l’engagement bénévole et conforté par les nombreux messages de reconnaissance des patients et familles incite à répondre par l’affirmative. Mais de nombreuses conditions doivent être réunies pour en faire la preuve.
D’abord, de quel bonheur parle-t-on ?
Nous adhérons à la définition qu’en donne Paul Auster dans l’Invention de la solitude. Il s’agit de toutes ces petites perceptions « qui font prendre conscience à la personne d’être vivant dans le présent, ce présent qui l’entoure et le pénètre, qui l’envahit soudain, le submerge de la conscience d’être vivant. Et le bonheur qu’il découvre en lui à cet instant est extraordinaire ».
Ensuite, de quelle résilience s’agit-il ?
Nous évoquons, suivant le concept créé par Boris Cyrulnik, la possibilité de « renaître au-delà de la souffrance », de « reprendre un développement positif après un traumatisme qui avait laissé la personne comme psychologiquement morte ».
Enfin, quels soins palliatifs prodiguons-nous ?
Quand un patient arrive au Foyer Saint-François, il devient un résident qui entre dans une maison avec sa famille et ses proches. Une équipe pluridisciplinaire va prendre soin de toutes les composantes de sa personne : physique, bien sûr, mais aussi morale, sociale, psychologique et spirituelle. Le stress généré par l’exigence de résultats d’un traitement curatif disparaît vite. Le patient baigne dans l’attention, le confort, la douceur, le calme, la sérénité : chaque détail compte pour que le patient arrive à une sorte de lâcher-prise bienfaisant .
Chacun, en échange incessant avec les autres membres de l’équipe, va s’occuper d’alimenter toutes les étincelles de la vie.
La mort qui avait suivi l’ambulance qui amène le patient au Foyer est congédiée pour un temps afin de permettre de réapprendre à vivre, une nouvelle manière de vivre, la dernière sur cette terre mais qui ouvre à la suivante. Le Foyer, de par ses fondatrices, estime que la mort est le terme d’un périple, mais pas la fin d’une existence. Le Foyer rayonne de l’amour de la vie et exorcise ainsi la mort. Les coûts financiers bien réels n’ont pas raison de l’immense gratuité indispensable à cette ultime « croissance » du résident. C’est particulièrement à ce travail que collaborent les bénévoles, définis comme « bienheureux inutiles ». Le bénévole est simplement « là » pour permettre au résident d’être « autre chose qu’un malade, un mourant », suivant le malheureux jargon habituel. C’est un travail « circulaire » entre la famille et le bénévole où chaque goutte de bonheur distillée participe aussi au bonheur de celui qui la distribue. Personnel soignant et bénévoles collaborent pour faire en sorte que le malade termine sa vie comme « humain » et pas comme « sujet médical ».
Dans ces conditions, peut-on alors parler du bonheur de cette dernière résilience ?
Ce bonheur n’est pas une idée : il se donne à voir uniquement dans les innombrables situations où il y a cette rencontre humaine suscitée par l’équipe du Foyer Saint-François. Quand un patient arrive au Foyer, la peur et l’angoisse se lisent sur son visage. L’infirmière responsable et le bénévole de l’accueil sont sur le seuil de la maison pour les recevoir dans un hall, celui d’une maison volontairement étudiée pour être chaleureuse et pas celui d’un hall d’hôpital. La chambre est fleurie et proposée comme lieu de vie : peu d’indices dévoilent le côté médicalisé. « Ici, c’est l’hôtel », entend-on souvent, et très vite la diététicienne et le cuisinier spécialement engagés au service des 10 résidents de l’unité, vont s’enquérir de toutes les envies du patient et des demandes de la famille. Les petits coussins favorisent à toutes les minutes du jour et de la nuit et autant de fois que le patient en a le besoin, une position confortable. Médecins et infirmières affinent et adaptent autant de fois que ce sera nécessaire les soins médicaux destinés à soulager les souffrances et autres misères du patient. Quand le patient ouvre les tentures, il découvre un jardin fleuri ; quand il circule dans les couloirs, se rend au salon, à l’accueil, il profite des fleurs renouvelées chaque semaine, des peintures exposées mensuellement. Il reçoit, suivant ses désirs, la visite de l’équipe des « soins spirituels », quelles que soient ses convictions ; le clown passe chaque mardi ; kinésithérapeute, psychologue, coiffeur, pédicure apportent leurs services. Les bénévoles sont « là » et si le résident le souhaite, ils seront « là » pour jouer une partie de cartes, servir un café, aider un déplacement, donner à boire, poser la main en silence sur celle du patient, allumer la télévision, fermer les tentures et, souvent, écouter ce que le patient ne confiera peut-être à personne d’autre : une dernière volonté, un secret qu’il ne peut plus garder caché, une peur trop refoulée, un ultime pardon à demander, une question qu’il aurait honte de poser à un professionnel de la santé et, parfois, une question existentielle sur un bilan de vie ou la probabilité d’une survie.
Le bonheur réside dans ce qu’éprouve réciproquement une « humanité vulnérabilisée » qui se frotte à une « humanité tout autant vulnérable », avec cette spécificité à la fois particulière, mais terrifiante, que le résultat est déjà connu : il n’y aura pas de guérison. Cette espèce de gratuité obligée met en avant le don de soi et l’humanité. Cette acceptation de la finitude et l’humilité qui en découle nous invitent à déployer tous les moyens nécessaires, aussi petits et insolites soient-ils, pour réaliser ce dernier « accomplissement de vie ». Étonnamment, on entend rarement le mot de « mort » : le Foyer, lieu total de vie ? Et ces petits bouts de vie seraient-ils autant d’instants de bonheur ?
Quand je monte dans ma voiture après ma prestation bénévole, je mémorise un seul instant où j’ai distillé une goutte de bonheur et cela me remplit durablement de bonheur.